Antoine Bargel

Le premier

au-dessus du terrain de pétanque à côté de celui de jeux le long de celui de football communal en contrebas de la mairie ce marronnier aux fruits verts qui pendouillent parmi des feuilles à demi mortes était il y a un instant, celui de bien décrire sa situation, un essaim inattendu d’abord, révélé par après le premier frémissement visible des chants discrets comme un murmure de petits oiseaux-mouches ou moineaux qui emplissaient la frondaison de leurs voltiges picorants alors qu’un ou deux déjà s’éloignaient

instant où l’arbre était essaim vide le temps de le dire

celui du bout de l’allée —

seize marronniers de chaque côté de l’étroite route en goudron font un couloir ombragé du portail qui vient de la forêt en remontant vers la mairie (qui perpendiculaire fait face à la vallée de la Loire c’est donc une entrée secondaire) — tout seul en plein sur l’axe central par où l’on remonte tout lapidé comme toujours

derrière lequel un autre attire dès qu’on y arrive l’attention plus gros et sombre à moitié mort picoré par les pics-verts

la mairie sonne l’heure deux secondes avant l’église de St-Jean-des-Mauvrets

dans un grand bruit de copulation

au coin du terrain de foot on le voit de loin le seul parmi la rangée qui borde l’autre côté du mur à roussir déjà en plein été

du coin opposé vient le murmure d’un plus petit de la même espèce jeune et vert et le vent ruisselle dans ses feuilles en pleine santé

ailleurs deux tourterelles s’accouplent dans un bruit de branches cassées

plus loin un pic-vert travaille

deux chiens aboient dans le lointain se répondent

les moineaux pépient

un papillon en poursuit un autre

une mouche bourdonne

le mort

depuis longtemps ses racines pourries sont des moignons moussus sa souche un fouillis grumeleux qui mêle aux brindilles sèches les jeunes pousses

une toile d’araignée tendue et blanche fait un linceul à l’instant

les pas qui dans le gravier s’approchaient à présent se sont tus

le tronc noirci n’a plus d’écorce que quelques plaques craqueleuses à la base et près d’un nœud à mi-hauteur après lequel le maquis recouvre le peu qu’il reste de la cime

au bord du chemin le temps passe encore demeure l’arbre abattu

une souche

entourée d’un halo où l’herbe ne pousse pas où quelques brins jaunis demeurent des feuilles rouges au creux d’une racine une écharpe de liseron vert vivace

une bordure d’écorce noircie au-dessus déchiquetée sur les côtés le bois jauni et blanc dans les morsures brun et pluvieux autour

au centre l’éplat grisâtre où les anneaux des années strient le relief tanné de la coupe — comme les frises dans les églises qui racontent l’histoire de France — avec sa fente démesurée

pendant vers le sol

c’est un grand conifère et peut-être mélèze au fort tronc droit d’où pendent lourdes et souples comme des trompes d’éléphant les branches nues jusqu’au bout où des bouquets d’épines foisonnent un long manteau d’été d’un vert taché de pointes rousses, comme au col d’une princesse une rangée de queues de lièvre

ou de renard en haut le tronc percé abrite un pic-vert ou deux en bas les branches celles qui touchent terre abritent un églantier ou deux les fleurs d’un rose sombre

le petit

dont une feuille orange seule et la plus basse s’échappe : il est tenu par un cadre deux piquets une éclisse transversale un panonceau annonçant sans doute la variété l’occasion de sa plante plus ou moins solennelle ; les branches frêles vacillent selon un plan bien ordonné l’enthousiasme des débuts

le bruit de la pluie commence plus loin l’avenir est au bord des chemins

Sous ta chemise en sursis, tes seins m’arrachent le regard et l’étalent partout sur ta peau.

Je t’ai connue mais je t’oublie.

La rondeur rouge où j’allais souvent comme ayant soif au puits ne te sert plus qu’à t’asseoir.

Je t’ai connue mais je t’oublie.

Va donc et t’ennuieras, moi je vois le jour se lever quelque part loin derrière toi.

(Gauguin 1, Nave Nave Moe)

***

Plus qu’une sœur, c’est une fleur qu’elle taquine et qu’en retour elle reçoit sans le vouloir dans son tronc et dans ses branches.

Ailleurs, moi aussi je m’accouplerai avec la nature cachée en moi et sortirai des rêves colorés des plis et replis tourmentant.

(Gauguin 2, Nave Nave Fenua)

***

Je connais cette émotion répétée dans les yeux d’un oiseau, dans la forme d’un buisson

mais c’est encore du passé, une patine métallique sans goût,           infiniment pesante.

Regardons de côté pour fuir le passé !

(Gauguin 3, Vairumati Tei Aa)

***

Les ombres du passé ressemblent fort à celle de l’avenir.

Interrompant la ronde où l’on vous invite

Dans le champ vespéral et rose

(Gauguin 4, La Ronde des petites Bretonnes)

***

À se peinturlurer le risque d’un reflet s’accrochant aux ombres les plus saillantes et irisant de soi davantage qu’imaginé     est grand.

Alors vivre selon les sentiments devient une évidence charnelle.

(Kupka 1, Le Rouge à lèvres n°II)

***

Papillon, escargot, lèvre     orbe, voile, melon     cristal et corps d’insecte.

Comme des coups de langue savoureux concentriques et y revenant         joyeux, contenant déjà         toute l’éclosion future.

    Papillon, escargot, lèvre     orbe, voile, melon     cristal et corps d’insecte.

(Kupka 2, Fleur)

***

Il y a des coups de pinceau délicieux     comme le rouge au milieu.

    Invité à la dépense     quotidienne et ultime         de soi

— soi si petit et couleur de la nuit comme l’animal en nous rôdant — et soi éblouissant comme un œil         scintillant —,

le peintre sort son gros pinceau et décore une descente de lit.

    Les talons habitués à courir,     la jeune femme a les mains plates     dans l’attente du totem.

(Gauguin 5, Manaò Tupapaú)

(extraits de Demi-portion, recueil inédit)

À mes confrères

D’un point de vue économique, vous vendez les appâts et appeaux qu’utilisent à leur guise les publicitaires visant des segments cultivés, voire concernant ceux-ci des moments spécifiques où, croyant s’instruire ou s’informer, la cible ouvre les jambes et l’esprit tout grand. Mais vous recevez un salaire pour vos écrits, ce qui vous confère en légitimité autant davantage qu’il est supérieur au mien, puisqu’au sein du groupe qui prescrit le dividende en tant que raison d’être, ainsi se mesure la valeur des humains.

Rêverie

Il n’est pas dénué d’ironie, alors que je m’éclipse encore aujourd’hui du domicile familial afin de travailler sans avoir d’autre chose à penser, qu’assise en face de moi dans le salon d’hôtel, coiffée, maquillée, vêtue à la manière idoine se trouve, ouvrant les cuisses, de chez Pocket une éditrice essayant, c’est touchant, d’avoir l’air vieille et jeune à la fois, vieille pour faire sérieuse, jeune pour faire bonne baiseuse, deux qualités également nécessaires à son métier ainsi sans doute qu’à son identité pétrie de ce prestige de manipuler dextrement les auteurs. J’ai beau la dévisager, impossible de savoir qui se cache sous tant d’efforts ; entre le rond du rouge à lèvres et ceux des lunettes cerclées de noir, qui vous avalera.

Représentation

Un énorme insecte écrasé, collé au store en plastique blanc du salon, monte et descend matin et soir devant mes yeux. Je l’aime, de cet amour fondé sur la reconnaissance en autrui de notre fond intime, car ainsi que moi il se donne régulièrement en spectacle.

Mercantilisme

Payer pour un poème, c’est un peu comme acheter un cierge à l’église : le prix dépasse le coût de la cire ; mais semble dérisoire en regard du gain qu’on espère ; et du sentiment qui accompagne cet écot symbolique au montant normalement modique ; et surtout ça ne conditionne pas l’entrée dans le bâtiment ni l’appartenance au groupe ni (je suppose) aucun des privilèges de l’âme accomplie ; mais ça entretient les banquettes et ménage l’ordinaire du chapelain. Permettez donc que je vous offre mes bougies modelées à la main.

Masterclass

Pour écrire un poème, je prends du saucisson et du vin blanc de Savennières et puis j’attends. Le truc, pour ceux que ça intéresse, c’est qu’il faut attendre un poème et pas autre chose, sinon ben ya peu de chances qu’il en vienne un par hasard. Alors j’attends tandis que mon chien miaule derrière la porte dans l’espoir de saucisson, mais la porte fermée m’est aussi nécessaire. J’attends, les heures passent, mon verre est vide, il ne reste plus rien de mon saucisson. Les cloches de l’église ont sonné par trois fois la fin de la récréation, le jour expire : de mon côté à la menthe je suce un bonbon. Je suis prêt à passer à la présentation.

En revue

« Le métier du poète », À l'Index n° 49, août 2024. « Nous étions seuls jadis, 1 et 2 », Hélas! collection Cahiers Rouges, août 2023. « Nous étions seuls jadis, 1 », Verso, n° 188, mars 2022. « Gauguin et Kupka », Lichen, n° 57, 58, 59, février, mars, avril 2021. « Ballon-pied », Traction-Brabant, n° 89, juillet 2020. « Trois poèmes », Verso, n° 178, septembre 2019. « Le premier orgasme », « Ne reviens pas » et « Occupez-vous de votre fille », Traction-Brabant, n° 84, juin 2019. « L’escargot lent », Traction-Brabant, n° 81, novembre 2018. « Seul again à Moscou », Lichen, n° 25, 26, 27, avril, mai, juin 2018. « Sale bête », blog de Traction-Brabant, avril 2018. « Décente citrouille », Traction-Brabant, n° 79, juin 2018. « Sept arbres », Triages, n° 28, 2016. « Deux poèmes », 7 à dire, n° 63, novembre-décembre 2014. « À quatre absentes », Le Capital des mots, 31 mars 2013. « Mulier Picta », Le Carrosse n° 5, 2005, sous le pseudonyme de Régine Balaton, et Galerie Mathieu n° 7, septembre 2005, sous le nom d’Antoine Bargel. « L’Athémiste », Le Carrosse, n° 3, 2005, sous le pseudonyme de Régine Balaton. « Athémisme », Le Carrosse, n° 2, 2004, sous le pseudonyme de Régine Balaton.

En recueil

Max Tremor, KDP, 2023. (lire en ligne) Chacun sa merde, KDP, 2021. (lire en ligne) Une année difficile, KDP, 2021. (lire en ligne) Tel-Aviv : Ailleurs est pire, KDP, 2021. Demi-journal (Tome 1), KDP, 2020. Comme un arbre, KDP, 2020. L'ABC du sentiment, KDP, 2020. (lire en ligne) New-York : The Clown of Liberty, livre d’artiste avec des gravures de Samuel Moucha, 2012. Le Sexe peint, La Cinquième Roue, 2007. Silences, La Cinquième Roue, 2004.